12 avril 2022
La hausse du coût des matières premières et de l’énergie (déjà fortement observée à la suite de la pandémie mondiale) pèse de plus en plus lourd sur les acteurs économiques du fait de la crise en Ukraine.
Parmi eux, les titulaires d’un contrat public s’en trouvent impactés. Cette situation n’est pas ignorée par les pouvoirs publics qui l’ont même expressément reconnue alors qu’ils étaient interrogés par des parlementaires . Conscients de l’augmentation significative des coûts de production que cela engendre et de l’allongement des délais d’exécution, les acteurs gouvernementaux ont adopté des mesures visant à pallier ces difficultés.
Dès mars 2020, une ordonnance a eu pour objet d’adapter les règles de passation, de procédure ou encore d’exécution des contrats soumis au code de la commande publique . Néanmoins, ces dispositions, adoptées dans l’urgence face à la propagation de l’épidémie de Covid-19, n’entendaient s’appliquer que pour les difficultés rencontrées par les titulaires de marchés publics entre le 12 mars et le 23 juillet 2020.
Des mesures permanentes étaient attendues dès lors que la reprise économique mondiale qui a fait suite à la récession et les difficultés sanitaires auxquelles étaient confrontées certains pays fournisseurs ne permettaient pas d’envisager une baisse des coûts.
C’est par un ensemble de textes de droit souple que le gouvernement a donné ses directives. En effet, entre mai et juillet 2021, un communiqué de presse du ministère chargé de l’économie, une fiche technique de la direction des affaires juridiques (DAJ) de ce même ministère , puis une circulaire interministérielle visant les marchés publics de l’Etat, ont formulé diverses solutions qui visent notamment à influencer l’attitude des acheteurs publics à l’égard de leurs cocontractants.
Pour autant, la question ukrainienne ne se posait pas encore. Ce n’est plus seulement une hausse du coût des matières premières à laquelle doivent faire face les acteurs de l’économie mais, désormais, une pénurie de certaines d’entre elles. Les secteurs de l’agroalimentaire et de l’industrie sont les plus touchés. L’énergie, en particulier le gaz et le pétrole, ont déjà vu et devraient continuer de voir leurs prix augmenter entrainant le Premier ministre à adresser une nouvelle circulaire sur le sujet .
Les conséquences pour les titulaires de contrats de la commande publique sont multiples et en premier lieu concernent des ralentissements et retards dans l’exécution des prestations contractuelles, et une hausse drastique de leurs coûts d’exploitation.
Face à ces difficultés, quelles sont les solutions proposées par les acteurs publics intéressant la commande publique ? De quelles manières les contrats en cours peuvent-ils être repensés, renégociés et adaptés ? A fortiori, comment les futurs contrats doivent-ils intégrer ces risques ?
Cette réflexion implique de distinguer les mesures à envisager pour les contrats conclus antérieurement à ces crises successives (1) de celles à anticiper par les futurs cocontractants à un contrat de la commande publique (2).
Les pistes de réflexion apportées par les pouvoirs publics – en ce qu’elles ne sont pas contraignantes – s’adressent en grande partie aux acheteurs publics. En un sens, ces derniers sont incités à adopter des attitudes conciliantes à l’égard de leurs cocontractants (a), d’un autre, ils sont appelés à respecter scrupuleusement les obligations qui leur incombent (b).
De manière volontaire ou à la demande de leur cocontractant, les acheteurs publics sont encouragés à opter pour une attitude accommodante à plusieurs égards. Les éléments ci-après développés peuvent donc être envisagés comme des axes de négociation pour les titulaires d’un contrat public.
Les pouvoirs publics proposent aux acheteurs de ne pas appliquer les pénalités de retard lorsque le retard est lié à la pénurie de matières premières. La fiche technique précitée de la DAJ rappelle à cet égard, qu’en vertu de la jurisprudence du Conseil d’Etat , les acheteurs publics sont toujours libres de ne pas faire application des pénalités de retard contractuellement prévues.
En outre, il leur est demandé, lorsque cela est nécessaire et justifié, d’allonger, voire de suspendre, les délais de livraisons et d’exécution des prestations – certains CCAG le prévoyant déjà.
De manière générale, les négociations peuvent porter sur les clauses contractuelles (délais, conditions d’exécution, périmètre des prestations) ou sur les prix à condition que le contrat contienne une clause de révision ou de réexamen . En effet, dans le cas inverse, la modification du prix pourrait porter atteinte aux conditions de la mise en concurrence initiale du contrat.
Dans ce contexte, la marge de négociation dépend nécessairement des relations qu’entretient le titulaire du marché avec l’acheteur. Mais d’une manière générale, s’en remettre à la bonne volonté de l’acheteur pourrait ne pas suffire, voire être risqué.
La circulaire du Premier ministre en date du 30 mars dernier propose de s’appuyer sur les articles R. 2194-5 et R. 3135-5 du code de la commande publique afin de modifier, lorsque cela est nécessaire à la poursuite de leur exécution, le contenu des contrats. Ainsi, en cas de circonstances qu’une autorité contractante diligente ne pouvait pas prévoir lors de la conclusion du contrat, des modifications sont possibles et peuvent aller, pour chacune d’entre elles, jusqu’à 50 % du montant initial du marché pour les contrats conclus par les pouvoirs adjudicateurs.
Enfin, les acheteurs publics sont encouragés à appliquer souplement les clauses ou les théories jurisprudentielles classiques de la force majeure et de l’imprévision lorsqu’elles sont invoquées et motivées par leur cocontractant.
En effet, le titulaire peut invoquer le cas de la force majeure lorsque survient un fait imprévisible, irrésistible et extérieur à ce dernier qui l’empêche, temporairement ou définitivement, d’exécuter ses obligations contractuelles. A cet égard, les acteurs gouvernementaux ont conclu à l’imprévisibilité et l’extériorité de la crise pandémique. Reste pour le titulaire à prouver le caractère irrésistible de la situation, à savoir la pénurie des matières premières empêchant toute livraison, et non leur simple arrivée tardive. A noter que seront prises en compte les capacités propres au cocontractant pour juger de l’irrésistibilité de la situation.
Dans l’hypothèse d’un bouleversement économique temporaire, il appartient au titulaire, capable de prouver à quel point la continuation du contrat dans les conditions actuelles de hausse massive des prix le ruinerait, d’invoquer la théorie de l’imprévision entendue comme un changement extérieur aux parties, imprévisible et anormal de l’environnement économique du contrat pouvant être à l’origine de la ruine du cocontractant et obligeant la personne publique à l’aider en supportant une partie des charges supplémentaires aussi qualifiées d’ « extracontractuelles ». Anormaux, il semble en effet pouvoir être aisément défendu que les évènements actuels le sont. S’agissant de la récente et exceptionnelle hausse du coût de l’énergie, dans sa dernière circulaire, le Premier ministre a considéré qu’elle était « sans conteste imprévisible et extérieure aux parties ». Il a ensuite consacré son courrier à déterminer ce qu’est un bouleversement économique, avant de revenir sur les modalités de calcul de l’indemnité d’imprévision.
S’agissant du bouleversement de l’économie du marché, il indique qu’un manque à gagner ne suffit pas. Le titulaire du contrat doit être en mesure de prouver que les charges qu’engendre la situation actuelle sont à l’origine d’un déficit important et ne correspondent pas à celles de l’exécution du marché au coût estimé initialement pour des conditions économiques normales. Le calcul doit se faire au cas par cas et ne peut reposer que sur des justificatifs comptables du titulaire (prix de revient, marge bénéficiaire au moment de la remise de son offre, débours au cours de l’exécution). S’appuyant sur des jurisprudences passées, le Premier ministre assure qu’un bouleversement économique est à l’œuvre lorsque les charges extracontractuelles ont atteint environ un quinzième du montant initial HT du marché ou de la tranche. L'appréciation de ces éléments est néanmoins peu aisée dans le cadre de contrats complexes, de type concessif.
Concernant le montant de l’indemnité d’imprévision, l’analyse au cas par cas doit aussi être privilégiée. Ainsi, selon Jean Castex, la part d’aléa laissée à la charge du titulaire peut varier entre 5 et 25 % selon des circonstances telles que la taille de l’entreprise (PME ou grande entreprise) ou encore les précautions qu’elle a prises pour se couvrir raisonnablement contre les risques inhérents à toute activité économique. Il convient de noter également que les pouvoirs publics encouragent les acheteurs à accorder aux titulaires des indemnités provisionnelles en cours d’exécution du contrat, c’est-à-dire au plus proche du bouleversement afin de pallier les difficultés de trésorerie que rencontreraient leurs titulaires. Cette indemnisation d’imprévision devra alors faire l’objet d’une convention liée au contrat, laquelle pourra prévoir une clause de rendez-vous à l’issue du contrat pour fixer le montant définitif de l’indemnité.
Au-delà de la simple bienveillance espérée de la part de l’acheteur public, ce sont les notions même de loyauté et de respect de l’intention des parties au moment de la conclusion du contrat qu’il convient d’invoquer pour tendre à l’automaticité des modifications du contrat ou, dans le cas de l’imprévision, au versement d’une indemnité par l’acheteur.
Enfin, il convient de noter que lors de son allocution du 16 mars 2022, le Premier ministre Jean Castex, présentant son plan de résilience économique et sociale, a évoqué le cas des contrats de la commande publique dans le secteur du BTP, particulièrement impacté par la hausse du prix des matières premières . Il a ainsi été demandé explicitement aux acheteurs publics d’appliquer la théorie de l’imprévision lorsqu’un marché ne comporte pas de clause de révision de prix, mais aussi de ne pas appliquer de pénalités de retard lorsque ce dernier est justifié par la prolongation d’un délai de livraison de la part d’un fournisseur à cause de la crise.
Dans sa dernière circulaire, le Premier ministre a considéré que la théorie de l’imprévision devait être appliquée même lorsqu’ont déjà été appliquées des clauses contractuelles comme celles de révision des prix, et ce, dès lors que l’économie du contrat se trouve encore bouleversée.
Si à l’égard de leur cocontractant les acheteurs publics sont encouragés à être conciliants, le gouvernement rappelle qu’ils doivent être exigeants envers eux-mêmes. Les délais de paiement en particulier doivent être respectés scrupuleusement par les acheteurs. Corrélativement, en cas de retard, les acheteurs doivent s’obliger au versement des intérêts moratoires dus en conséquence.
La circulaire de juillet 2021 s’attache quant à elle à rappeler les voies de médiation existantes dans le domaine de la commande publique. Ainsi, si les négociations préalables ne suffisent pas ou échouent, ce procédé doit également être envisagé au stade de la résolution des litiges. Elle met ainsi l’accent sur l’utilisation des modes de règlement amiable des différends, notamment le recours au médiateur des entreprises pour des « solutions rapides et opérationnelles » et au comité national ou aux comités consultatifs interrégionaux. A noter que si celle-ci vise expressément les marchés publics passés par l’Etat, elle se présente comme un modèle pour les autres types d’acheteurs. Ainsi, les collectivités territoriales et les établissements publics sont appelés à adopter une attitude similaire.
A la lumière des difficultés rencontrées et des recommandations exposées ci-dessus, des enseignements peuvent être tirés pour la rédaction de futurs contrats.
Ainsi, il conviendra d’anticiper la contractualisation de clauses d’aménagement des délais d’exécution et d’exonération des pénalités de retard dans des circonstances évidemment limitées et exceptionnelles. L’introduction de clauses de révision ou de compensation sur des sommes versées aux autorités publiques dans le cadre de contrats de concession notamment doit aussi être renforcée.
Une grande intention devra également être portée à la rédaction des clauses de force majeure et d’imprévision, en contractualisant la notion de bouleversement.
Dans sa dernière circulaire, le Premier ministre a en outre demandé aux acheteurs de ne pas insérer de clauses butoirs ou de sauvegarde dans les cahiers des charges.
Enfin, les pouvoirs publics mettent en exergue les dispositions des articles R. 2112-13 et R. 2112-14 en rappelant que certains marchés publics doivent obligatoirement être conclus à prix révisables lorsque les prestations sur lesquelles ils portent sont exposées à « des aléas majeurs du fait de l’évolution raisonnablement prévisible des conditions économiques pendant la période d’exécution des prestations. » . Tout dernièrement, la fiche technique précitée de la DAJ a d’ailleurs été actualisée afin de rappeler que cette obligation s’applique également aux marchés conclus par des personnes morales de droit privé .
En conclusion, si des propositions ont été faites pour prendre en compte les conséquences de la crise des approvisionnements qui a suivi le ralentissement de l’économie au cours des deux dernières années, elles restent non-contraignantes, et rien n’a (encore) été publié, excepté pour le secteur du BTP, afin de faire face aux hausses des coûts résultant spécifiquement de la crise en Ukraine. Pour autant, les éléments précédemment exposés sont des points clés, et les titulaires d’un contrat de la commande publique ne doivent pas hésiter à engager des négociations en partant de ces éléments. Pour les contrats à venir, il faut repenser la contractualisation de ces solutions d’adaptation. L’ère d’un nouveau paradigme contractuel doit s’annoncer ; le recours à la bienveillance ayant ses limites...
par Sophie Pignon et Damien Kebdani
par Sophie Pignon