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15 mars 2022

Marché public de travaux et responsabilité horizontale

  • In-depth analysis

Retard dans l'exécution d'un marché public de travaux : il est possible d'engager la responsabilité du prestataire responsable dudit retard

Conseil d'État, 7ème - 2ème chambres réunies, 11/10/2021, 438872, Publié au recueil Lebon

 

Le 11 octobre dernier, le Conseil d’Etat a eu l’occasion de se prononcer sur les différents liens de responsabilités existants entre les participants à un marché public de travaux.

  • Rappel des faits 

La construction du pôle éducatif et familial Molière au Havre a donné lieu à une consultation lancée par la commune du Havre et l’établissement public foncier de Normandie qui s’est achevée par la signature de divers lots avec des opérateurs économiques distincts. Parmi eux figuraient la société coopérative métropolitaine d’entreprise générale (CMEG) ainsi que l’entreprise Belliard.

Conformément à l’acte d’engagement signé par la société CMEG en octobre 2012 et relatif à la réalisation du lot n°2-1, la société était chargée de concevoir, puis de livrer, le « Gros œuvre ». Ce qu’elle a fait avec six mois de retard par rapport à la date initialement prévue, soit le 17 octobre 2014. Conséquence inéluctable de la mauvaise exécution de ses obligations à l’égard du maitre d’ouvrage, elle en a été sanctionnée financièrement.

Toutefois, considérant que ce préjudice financier lui avait été causé par le retard d’un autre opérateur participant à l’opération de travaux, la société CMEG a cherché à engager sa responsabilité quasi-délictuelle – aucune responsabilité contractuelle ne pouvant être recherchée contre ce dernier compte tenu de l’absence de contrat liant les titulaires des différents lots d’un même marché public de travaux.

En effet, la société CMEG considérait que le retard de huit semaines de la société Belliard dans l’exécution de la charpente dont cette dernière avait la charge, l’avait empêché de remplir ses propres obligations contractuelles en temps et en heure.

C’est ainsi qu’elle a saisi les juridictions administratives d’une demande en condamnation de la société Belliard à l’indemniser d’un préjudice financier estimé à près de 390 000 euros.

Alors que le tribunal administratif de Rouen puis la cour administrative d’appel de Douai ont refusé de faire droit à cette demande, le Conseil d’Etat en a jugé autrement.

  • La décision du Conseil d’Etat

Le Conseil d’Etat a ainsi considéré que les juges avaient commis une erreur de droit en estimant que seul un retard constituant un manquement aux règles de l’art d’un participant au marché public aurait permis la recherche de sa responsabilité quasi-délictuelle par un autre participant. A cette erreur s’ajoute le raisonnement erroné selon lequel, en tant qu’elle reste un tiers au contrat conclu entre l’entreprise Belliard et l’acheteur public, la société CMEG ne saurait se prévaloir de la méconnaissance par celle-ci des délais d’exécution fixés par ce contrat.

Le Conseil d’Etat retient en l’espèce que « dans le cadre d'un litige né de l'exécution de travaux publics, le titulaire du marché peut rechercher la responsabilité quasi-délictuelle des autres participants à la même opération de construction avec lesquels il n'est lié par aucun contrat ».

Il y aurait donc plusieurs hypothèses qui permettraient d’engager la responsabilité quasi-délictuelle.

D’abord, il s’agit des cas dans lesquels les autres participants ont commis des fautes consistant soit en une violation des règles de l’art, soit en la méconnaissance de dispositions législatives et règlementaires en vigueur.

Ensuite, la responsabilité quasi- délictuelle d’un participant à une opération de construction peut être recherchée par un autre participant dans le cadre d’un manquement contractuel de cet autre intervenant en vertu du contrat qui le lie au maitre d’ouvrage (« Il peut en particulier rechercher leur responsabilité du fait d'un manquement aux stipulations des contrats qu'ils ont conclus avec le maître d'ouvrage »).

Cet arrêt ouvre une nouvelle voie permettant au titulaire d’un marché public de se décharger de sa responsabilité du fait d’un retard (1) s’inscrivant ainsi dans un courant jurisprudentiel établi (2) amenuisant encore davantage le principe de l’effet relatif du contrat (3).

 

1 - Le titulaire d’un marché de travaux qui livrerait avec du retard sa prestation dispose d’une voie supplémentaire pour se décharger de sa responsabilité

Classiquement, un cocontractant est en droit d’engager la responsabilité contractuelle de la partie avec laquelle il a conclu un contrat lorsque la faute de celle-ci lui a causé un préjudice. Dans le cadre d’un marché de travaux, l’opérateur économique retenu aux termes de la procédure de passation dispose ainsi de la faculté de rechercher la responsabilité contractuelle de l’acheteur public.

En 2016, le Conseil d’Etat avait ainsi précisé que les propres fautes du donneur d’ordre sont de nature à engager sa responsabilité. Aux titres de celles-ci, on compte par exemple une faute commise « dans l'exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction du marché, dans l'estimation de ses besoins, dans la conception même du marché ou dans sa mise en œuvre, en particulier dans le cas où plusieurs cocontractants participent à la réalisation de travaux publics » (CE, 6 janvier 2016, Société Eiffage Construction Alsace Franche-Comté, req. n° 383245).

Pour autant, par une décision de 2013, le Conseil d’Etat avait rappelé que le maître d'ouvrage ne peut pas être le guichet unique de toutes les réclamations dans le cadre d'un marché public de travaux à forfait. Ainsi il avait débouté le titulaire d’un marché qui souhaitait engager la responsabilité contractuelle de l’acheteur public en considérant que ce dernier n’est pas responsable des fautes exclusivement commises par un autre participant à l’opération de construction (CE, 5 juin 2013, Région Haute-Normandie, req. n°352917). Si un préjudice est causé au titulaire d’un lot, ce dernier doit s’adresser à celui qui a commis la faute, et non au maitre d’ouvrage. L’arrêt du 11 octobre 2021 prolonge cette logique.

Désormais, le titulaire d’un marché de travaux livrant une prestation avec du retard sans en être responsable peut tenter de rechercher :

  • La responsabilité contractuelle de l’acheteur public, à raison de ses propres fautes ;

  • La responsabilité quasi- délictuelle d’un autre participant au marché de travaux, à raison de trois fondements distincts.

 

2 - Si la solution parait ambitieuse et novatrice, il ne faut pas perdre de vue que cet arrêt reste dans la continuité de la jurisprudence passée du Conseil d’Etat

En effet, dès 2015, le Conseil d’Etat avait ainsi jugé que le titulaire d’un marché pouvait mettre en cause un autre participant dès lors qu’il pouvait invoquer à son encontre « la violation des règles de l'art ou la méconnaissance de dispositions législatives et réglementaires » (CE, 7 décembre 2015, Commune de Bihorel, req. n° 380419).

Plus explicitement encore, il énonçait en 2017 que « dans le cadre d'un contentieux tendant au règlement d'un marché relatif à des travaux publics, le titulaire du marché peut rechercher, outre la responsabilité contractuelle du maître d'ouvrage, la responsabilité quasi-délictuelle des autres participants à la même opération de construction avec lesquels il n'est lié par aucun contrat de droit privé » (CE, 5 juillet 2017, Eurovia Champagne-Ardenne, req. n° 396430).

3 - Revers de la médaille, l’effet relatif du contrat en ressort affaibli

En ce qu’il permet d’user des stipulations d’un contrat auquel le requérant n’est pas lié, cet arrêt remet assurément en cause l’effet relatif du contrat, c’est-à-dire l’idée selon laquelle seules les parties à un contrat peuvent se prévaloir des obligations qu’il comporte.

L’arrêt Madame Gilles de 2011 (CE, 11 juillet 2011, Madame Gilles, req. n° 339409) avait d’ailleurs permis au Conseil d’Etat de rappeler l’importance de ce principe. Il admettait seulement un léger tempérament à ce dernier : la possibilité, pour un tiers, de se prévaloir à l’appui de son recours, des clauses règlementaires contenues dans un contrat.

D’après les écrits de Mireille Le Corre, rapporteure publique dans cette affaire, cet affaiblissement est justifié par la nature toute particulière d’une opération de construction notamment au regard de « la configuration des liens entre les participants à une même opération de travaux publics ».

Par conséquent, la règle posée ne semble pas pouvoir être comprise comme une règle de portée générale, mais au contraire circonscrite à une opération de construction divisée en plusieurs lots répartis entre divers opérateurs économiques.

Si cette affirmation traduit l’état actuel de la jurisprudence, une ouverture plus large de cette acceptation permettrait un rapprochement des positions entre les juges suprêmes des ordres administratifs et judiciaires.

En effet, la doctrine privatiste a déjà pu parler d’une équivalence de principe entre faute contractuelle et faute quasi- délictuelle tel que cela ressort de la jurisprudence de l’assemblée plénière de la Cour de cassation. Depuis 2006, celle-ci reconnaît ainsi la possibilité pour un tiers d’engager la responsabilité délictuelle d’un cocontractant sur le fondement d’un manquement à un contrat auquel il n’est pas, par définition, partie (Cass., Ass., 6 octobre 2006, Boot shop, req. n° 05-13.255).

Jurisprudence constante de l’ordre judiciaire, cette solution a même été réaffirmée, en 2020 par la plus solennelle des formations de jugement, à condition que ce tiers rapporte la preuve qu’il a subi un dommage de ce manquement contractuel, mais sans qu’il ait besoin de prouver une faute quelconque (Cass., Ass., 13 janvier 2020, Société QBE Insurance Europe Limited, req. n° 17-19.963).

 

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